Magasin TOPFLOUSE, grande distribution.
Mercredi 21 janvier, 04h00 du mat’. Trop tôt pour les frissons et la
capitale qui se réveille.
Laurent, chef de rayon avait pourtant bien prévenu Emmanuel, jeune
employé fraîchement embauché comme ELS
-employé libre-service-.
« Avant l’ouverture du mag, tu dois
me déballer tous les cartons de ces trois palettes et mettre les produits en
rayon. C’est facile tu te repères avec les étiquettes…Si jamais il y a des
ruptures, et il y en aura, y’en a toujours, je te demande de ne pas combler les trous dans les linéaires avec d’autres
produits. Have fun. »
Après trois heures de remplissage, les palettes sont vides, les
cartons jetés dans le compacteur. Emmanuel regarde son presque chef d’œuvre. Le
rayon est rempli, coloré, les produits sont alignés. Presque un défilé
militaire en attente de l’ouverture du magasin pour se mettre à défiler dans
les chariots des clients. C’est beau. Enfin presque beau…Au milieu du rayon, un
mètre linéaire est resté vide. Rupture de la pâte à tartiner du numéro un du
secteur : Cronulla. A gauche de cette béance, les pâtes à tartiner
premiers prix, repérables à un packaging simplifié et sur l’étiquette un enfant
qui fait un clin d’œil semblant dire avec connivence « Si t’as pas de
pognon, je suis là pour toi ». A droite, la pâte à tartiner de l’enseigne.
La MDD. Marque du distributeur. Presque un clonage de la marque référence
Cronulla. Quelques pourcent de noisettes en moins pour 1 euros 60 en moins à
débourser pour devenir propriétaire de cette gourmandise. Et en plus, le pot
est plus gros. Quelle aubaine ! Emmanuel n’a pas résisté… Le
« presque beau » pour lui n’a aucune valeur. C’est beau ou c’est
moche. Et dans l’état presque beau, c’est moche. Emmanuel est diplômé d’une
maîtrise en biologie. Ce boulot d’ELS, il l’a accepté en attendant de trouver
un travail dans sa branche. Selon lui, un « vrai » travail. Emmanuel
ne comprend pas la consigne de Laurent : « Ne comble pas les trous
dans les linéaires en cas de ruptures ». Et comme tout ce qu’il ne
comprend pas, Emmanuel a tendance à trouver ça stupide. Selon lui, les clients
n’aiment pas voir des trous dans les rayons. Ca les angoisse…la psychose de la
pénurie. Alors Emmanuel n’a pas résisté…Il a comblé 50 cm de la béance en
offrant 1m50 d’exposition au produit premier prix. Idem pour le côté droit …50
cm en plus pour la MDD. Et là, franchement, Emmanuel est fier de son travail.
Il n’y a pas à tortiller, le rayon a plus de gueule. En quelques minutes, il
est passé de moche à beau. Emmanuel se dit que ces gars qui ont fait des écoles
de commerce, n’ont vraiment pas les pieds sur terre et l’œil averti. Pensez-vous !
Des trous dans un linéaire ! On aura tout vu !
08h30 : Emmanuel rentre chez lui et les premiers clients le
croisent en poussant leur caddy. Parmi ces clients, Madame Grosjean. Mère d’une
famille très nombreuse de 7 mouflets affamés et exigeants. Au goûter, c’est brioche
avec Cronella ou rien. Parce que, comme elle le dit souvent « y’a pas
d’mal à s’faire du bien, hein les enfants ? ». Après avoir rempli son
chariot de légumes et de fruits –cinq par jour, comme elle dit la pub !-,
Madame Grosjean y tient…c’est une bonne mère, elle se dirige vers le rayon des pâtes
à tartiner. Surprise, elle constate que son Cronella est absent du rayon. Se
rabattre sur un ersatz premier prix ou une MDD, sa religion de consommatrice
lui interdit formellement. Il y a des dogmes avec lesquels on ne rigole
pas ! Le Cronella en est un parmi tant d’autres. Plus surprise encore,
elle s’étonne que l’absence de Cronella ne soit pas rendu visible par un
« trou » dans le rayon. Serait-ce signe que Topflouse a décidé de
déréférencer la marque faute d’un accord commercial satisfaisant, pense-t-elle
in petto. Madame Grosjean se dirige hâtivement vers la caisse, son temps est
précieux, une réunion de chantier est prévue à 9H30. Madame Grosjean est
architecte. Sa journée de travail sera longue…
09h15 : Laurent, le chef de rayon d’Emmanuel, est un manager
consciencieux et obéissant. Son chef de secteur l’a depuis toujours mis en
vigilance quant au réassort automatique géré par l’informatique. Son
avertissement résonne toujours à ses oreilles : « On ne fait pas du
commerce depuis un bureau et encore moins avec un ordi. Le chef de rayon doit
passer dans son rayon avec sa mercuriale et son stylo. Le reste c’est de la
littérature ». En disciple obéissant, Laurent chaque jour vient préparer
sa commande devant le linéaire. Ce n’est pas très difficile. Il suffit de
commander après un rapide inventaire du stock en réserve, en fonction de ce que
l’on voit. Rayon plein, je commande 3 unités, rayon vide 6. L’expérience permet
d’ajuster au millimètre. Laurent doit passer les commandes pour cinq rayons…Le
reste de la journée, il recevra des fournisseurs, managera ses ELS, préparera
l’opération « 25eme anniversaire »… qui a lieu chaque année depuis 20
ans…Un hyper ne vieillit pas. Le compteur est resté bloqué sur 25 ans. Pour les
commandes, il doit faire fissa. Et donc il fait fissa. Laurent ne le sait pas
mais en passant devant les pâtes à tartiner, il a oublié de commander des
cartons de Cronulla… Mais il ne pouvait pas le savoir…Les pots de premiers prix
et de MDD de pâte à tartiner ont rendu la rupture Cronella invisible et
silencieuse. Samedi, il n’y aura toujours pas de Cronella dans les rayons.
Samedi 24 janvier : Toujours Maman d’une grande tribu, Madame
Grosjean rêve du jour où elle pourra se contenter de visiter son hyper que deux
fois par mois. Mais ce temps est encore lointain. Avec 9 bouches à nourrir –la
sienne, ses 7 enfants, plus un dernier enfant …son mari -, l’épreuve des
courses se répète tous les trois jours. Samedi compris. Lila et Auguste , ses
ventres sur pieds, ont assez peu apprécié le régime brioche sans Cronella. Ils
ont un avis assez tranché –comme la brioche – sur l’incompétence des salariés
de Topflouse. Pour eux, le verdict est sans appel : « Ce sont des
tocards ». Madame Grosjean est donc investit d’une mission sans
possibilité d’échec : revenir avec du Cronella. Le gros modèle si
possible. Habituellement, Madame Grosjean débute ses courses par les fruits et
légumes. Aujourd’hui, elle se dirige au pas de course dans le rayon
confitures/pâtes à tartiner. La pâte à tartiner « premier prix » est
là, la MDD aussi…Mais il y a autant de Cronella dans le rayon de Topflouse que
de lueurs d’espoir dans les yeux d’un moustique enfermé dans un entrepôt
d’insecticide. Cette fois, l’interrogation de mercredi de Madame Grosjean – ils
ont arrêté de travailler avec Cronella-, devient une certitude :
« Plus de Cronella chez Topfloose ». Heureusement, Madame Grosjean
habite une grande ville. Et en plus, elle n’a pas passé un contrat
d’exclusivité avec Topflouse. Son chariot est vide et discrètement, elle l’abandonne
devant le rayon des pâtes à tartiner. Elle quitte le magasin et cinq minutes
plus tard se retrouve sur le parking de Maxiprice. Elle n’adore pas cette
enseigne. Il y a quelques années, un gros problème sur la fraîcheur du poisson
l’avait décidé à ne plus y retourner. Elle ne le sait pas encore mais Maxiprice
a bien évolué. Et rapidement elle sera séduite et deviendra une cliente
fidèle…Parce qu’en plus, il y a du Cronulla.
Si le sens de nos consignes, de nos décisions, de nos parti-pris ne
sont pas communiqués, explicités,
expliqués à nos collaborateurs, le risque qu’ils ne le devinent pas est
important. Et le risque qu’ils n’appliquent pas du tout, pas totalement ou
mollement est évident…Pour chaque consigne, chaque demande, chaque basique…le
sens est évident pour le manager…Rarement pour le managé. Si le managé ne
reçoit pas de la part de son manager le pourquoi d’une demande, d’un délai,
d’une priorisation, il aura à juste titre le sentiment d’être tout au plus un collaborateur
qui doit mettre au service de l’entreprise ses bras, son savoir et ses
compétences. Mais en aucun cas, une Femme ou un Homme respecté(e) et regardé(e)
comme ayant le droit d’être informé(e) du pourquoi des choses.
Et nous, sommes nous convaincus, que chaque plan d’actions, chaque
basique, chaque décision non expliqué, altère considérablement son application
avec une dégradation du service client et donc du CA ?
Et pour finir, une citation de Saint Exupéry pour paraître cultivé. A
moins que ce soit Bernard Hinault, j’ai un doute : « Celui qui donne un coup de pioche veut connaître le sens de son
coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n'est
point le même que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur.
Le bagne ne réside point là où des coups de pioche sont donnés. Il n'est pas
d'horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui
n'ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des
hommes. Et nous voulons nous évader du bagne ».
A dans quinze jours
Rémi ARAUD
06 37 69 20 19
PS : J'ai vérifié, c'est St Ex en fait
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