mardi 18 octobre 2016

Les patrons ont-ils les pieds plus solides que les employés ?

Martin est préparateur de commandes depuis 17 ans chez Proctectphone, entreprise spécialisée dans la conception, la fabrication et la vente de housses de protection pour les portables… Du Nokia 3210 au dernier smartphone, l’entreprise se vante de pouvoir tout fournir. Le stockage des 8000 références est assuré dans un entrepôt de 5000 m². Depuis quelques années, le chiffre d’affaires est garanti essentiellement par Carchan, le numéro un de la grande distribution en Europe. Plus de 330 magasins à livrer deux fois par semaine. Pour la télévente, le jeudi est la grosse journée ! Les 330 Carchan commandent leurs housses pour une livraison impérative le samedi avant 6h00, pour que les produits soient disponibles en rayon dès l’ouverture des magasins. C’est essentiel, le samedi représentant en moyenne 40% du CA de la semaine. Le vendredi matin, chez Protectphone, c’est le rush pour la logistique et particulièrement pour le service préparation de commandes. Tout doit être prêt à 15h00 lorsque les transporteurs viendront récupérer les palettes à livrer partout en Europe. Frédéric est le responsable de l’entrepôt. Le vendredi, la journée de travail commence deux heures plus tôt que le reste de la semaine. A quatre heures, les douze préparateurs de commandes sont déjà au boulot. Frédéric ne dort jamais bien dans la nuit du jeudi au vendredi craignant l’absence d’un préparateur. Même avec un surinvestissement des onze présents, les commandes ne seraient pas toutes honorées. Le contrat qu’ils ont signé avec Carchan est contraignant : chaque rupture, quelle qu’en soit la cause, occasionnera non seulement une perte de chiffre d’affaires pour Protectphone mais aussi des pénalités importantes en euros sonnants et trébuchants. Et trébucher, il n’en est pas question !   
    Aussi, un préparateur absent, c’est la quasi-certitude d’une pénalité évaluée à 5000 euros. Ça fait mal ! Deuxième raison du sommeil peu réparateur pour Frédéric : l’attitude de Martin. Depuis un mois, Martin, le plus ancien, le plus rapide et le plus expert des préparateurs de commande, a décidé que le port des chaussures de sécurité, pour lui, c’était comme le bonheur au Club Med : « Si je veux !».  
     Et il ne le veut pas beaucoup !   
    Frédéric n’a pas laissé faire. Il a déjà rencontré Martin à plusieurs reprises pour lui faire mettre ses chaussures de sécurité et remettre l’église au milieu du village. Frédéric a entendu de la part de Martin toutes les bonnes raisons qui selon lui justifieraient  qu’il soit dispensé du port des chaussures de sécurité : « C’est laid », « C’est lourd », « J’ai lu une étude, c’est inefficace », « 17 ans que je les porte, ça ne m’a jamais servi », « Avant que tu arrives dans l’entreprise, ton prédécesseur nous laissait tranquilles avec ça. Il nous prenait pour des adultes, LUI », « Si tu m’obliges à les porter, je vais démissionner », « Ok, je les porte, mais ne me demande jamais un service, ce sera niet », « Je suis le meilleur préparateur, avec ou sans chaussures », « Le patron, quand il passe dans l’entrepôt, il ne les porte pas…Ses pieds patronaux seraient-ils moins fragiles que mes pieds d’employé ?… Le risque de l’accident serait-il moindre pour un dirigeant que pour un exécutant ? »…   
    Frédéric n’a pas lâché. Patiemment, il a rappelé l’exigence à Martin, en redonnant du sens, en traitant ses remarques. Mais Frédéric a compris qu’il était trop patient et surtout qu’il s’était trompé de combat en traitant, en « démontant » les justifications de Martin. Maintenant, il en est sûr, Martin teste très inconsciemment son courage managérial. En effet, Martin est un garçon intelligent et il est le premier à ne pas croire une demi-seconde à ses justifications pour légitimer l’absence des chaussures de sécurité. Frédéric s’en veut d’avoir été si naïf ! C’est décidé, la plaisanterie a trop duré, il faut qu’elle cesse. À la prochaine manifestation de « baronnite aigüe » du Sieur Martin, Frédéric saura se montrer beaucoup plus incisif. Tous les collaborateurs ont besoin de respecter leur boss. Certains le respecteront parce qu’il est bienveillant, d’autres parce qu’il est  pédagogique, d’autres encore parce qu’il est réactif. Martin respecte son patron quand il est courageux et cohérent. Donc, il vient le « chercher » sur un sujet de sécurité non négociable. Martin a besoin d’être rassuré, Frédéric a décidé qu’il ne serait pas déçu dans sa quête. 
    Frédéric n’a pas eu à attendre longtemps… 
    Vendredi 04h05 du matin. Tous les préparateurs sont présents, un vrai soulagement. Frédéric aperçoit Martin au fond de l’entrepôt… Œil de lynx, il voit immédiatement qu’il ne porte pas ses chaussures de sécurité. C’était facile,  Martin l’a un peu aidé : les chaussures de sécurité sont noires. Jusqu’à présent, lorsque Martin s‘en dispensait, il portait des chaussures montantes sombres. De loin, ça pouvait faire illusion…Ce matin, Martin est chaussé d’Adidas Superstar blanches immaculées. A 25 mètres, leur blancheur éblouit les yeux encore un peu fermés de Frédéric. Manifestement, Martin a vraiment besoin d’un recadrage en règle, pas d’une leçon de morale, ni d’une agression verbale, juste un recadrage responsabilisant. Frédéric est préparé. Ça ne va pas saigner… ça va juste manager comme il le faut pour un collaborateur hors-jeu, aussi habile soit-il….en préparation de commandes autant qu’en provocation. 
     Frédéric s’approche de Martin très calmement et à voix presque basse, lui dit : « Salut Martin, tu arrêtes ce que tu es en train de faire et tu vas m’attendre en salle de réunion, je te rejoins dans cinq minutes. »
    Martin : « Pourquoi ? »
    Frédéric : « Pour affaire te concernant ». Puis en s’éloignant : « A tout de suite en salle de réunion ». 
    Lorsque Frédéric arrive à proximité de la salle de réunion, il aperçoit Martin à travers la cloison vitrée. Il est assis, mâchouillant ostensiblement un Malabar rose fluo, avec lequel il s’amuse à faire des bulles immenses. Frédéric est impressionné par ce talent qu’il ne connaissait pas à Martin mais il ne lui en parlera pas. Aujourd’hui, c’est hors sujet. On ne mélange pas un acte d’autorité avec une valorisation sur un sujet aussi essentiel que les bulles de Malabar ! 
    Frédéric entre dans la salle de réunion et s’assoit à proximité de Martin : « Martin, si je t’ai demandé de venir m’attendre dans la salle de réunion, c’est pour te faire part de mon observation. Tu ne portes pas tes chaussures de sécurité. C’est la quatrième fois que l’on se voit en moins de 5 semaines à ce sujet ».   
    Le constat a été énoncé sans aucune colère. 
    Martin aime se défendre et il ne se gêne pas pour le faire. Les justifications maintes fois énoncées sont reprises avec encore plus de force. Mais Frédéric ne réagit pas. Il écoute comme on se doit d’écouter la plaidoirie d’un avocat durant un procès. Sauf s’il dérape sur la forme, l’avocat a le droit de s’exprimer sans être interrompu. Frédéric écoute patiemment sans signe de distraction pour ne pas être accusé par Martin de « s’en foutre ». Il écoute passivement : il n’interrompt pas, ne relance pas, ne questionne pas…ne prend pas de note.
    Dix minutes sont passées. Martin a chanté plusieurs fois ses justifications. D’abord un extrait du 45 tours, puis le 45 tours en entier, la version maxi et enfin la version extended  « special Ibiza night dance floor ». 
    Frédéric n’accorde aucune importance à ce qu’a dit Martin. D’abord, parce que tout avait déjà été dit dans les entretiens précédents et surtout parce que Martin ne communiquait que pour expliquer qu’il avait raison. Frédéric, expérimenté, attendait patiemment que la logorrhée verbale de Martin s’assèche. Frédéric savait que pour être écouté sur le sujet qui le préoccupait – la légitimité de Martin dans l’entreprise -, il fallait qu’il gagne la disponibilité de son ouïe et de sa mémoire. Son ambition n’était pas d’atteindre son intelligence mais juste de graver sur son disque dur les propos qu’il avait préparés minutieusement. L’écoute passive des arguments de Martin était le prix à payer pour ensuite pouvoir lui parler sans être interrompu. 
    Frédéric était décidé à faire comprendre à Martin que si ses hors-jeux étaient en plâtre, la détermination de l’entreprise à faire respecter les exigences non-négociables était en béton armé. Tôt ou tard, Martin, s’il récidivait, ne bénéficierait plus du matelas protecteur posé par l’entreprise sur le mur en béton pour qu’il ne se fasse pas trop mal. 
            - Martin, écoute-moi attentivement et jusqu’au bout. J’ai très peu de chose à te dire et je ne les dirai qu’une fois. Cinq semaines et quatrième entretien pour évoquer le même sujet. Je te fais part de mon extrême inquiétude quant à la possibilité que nous puissions continuer à travailler ensemble. » 
    Frédéric sait que dans ces cas-là, le silence vaut tout autant que les paroles. Aussi, après avoir dit l’enjeu de sa démarche, il s’arrête, silencieux, en fixant Martin dans les yeux. Interminable ! Pas pour Frédéric, qui s’y est préparé, mais pour Martin qui le subit. Aucun sadisme de la part de Frédéric, juste une mise en scène pour aider Martin à comprendre la gravité de l’instant. Frédéric se force à garder le visage le plus neutre, le plus froid, le moins expressif possible. Il ne veut donner aucune accroche à Martin,  juste le laisser « faire un peu d’huile ». 
            - De mon côté, j’aimerais poursuivre la collaboration avec toi sous certaines conditions. L’une d’elle est piétinée : la confiance. Pour moi avoir confiance en toi, c’est être certain que, que je sois présent ou absent, tu appliques les gestes fondamentaux. Cette confiance aujourd’hui est à son niveau minimum. Que mon rôle soit de contrôler, oui bien sûr, mais en aucun cas  de me transformer en caméra 24/24 !
    Voilà ce qui va se passer : tu ne vas pas reprendre ton poste et dans 10 minutes tu auras quitté l’entreprise et ta journée te sera payée. Demain, tu termines à 17h00, je te donne rendez-vous demain à 16h55. Et là, je te poserai une seule question à laquelle tu n’auras que deux possibilités de réponse : « oui » ou « non ». La question, la voici : Martin, est-ce que « oui » ou « non », tu t’engages à appliquer les fondamentaux de cette entreprise et de ton métier, que je sois présent ou absent. Deux possibilités : demain, tu es calme, tu me laisses te poser la question et tu me réponds « oui ». Ce sera parfait. Mais sache que si ton « oui » n’est pas incarné parfaitement dans les faits, je te reverrai mais pour te ramener parmi nous. La deuxième possibilité, ce sont toutes les autres situations et je saurai les traduire par « non »: tu viens en retard, tu ne me laisses pas te poser la question, tu réponds « J’ai pas l’choix » « Si ça t’fait plaisir », tu ne te présentes pas… Ou, plus simplement, tu réponds « non ». 
    Martin rougissait, il semblait avoir chaud dans cette salle de réunion pas chauffée. Probablement aurait-il eu froid si elle l’avait été à 25 degrés. On ne se sent jamais bien lorsqu’on est recadré légitimement et avec respect. 
    Frédéric sentit que Martin voulait s’exprimer, alors il se tut. 
             -  Si demain je réponds « non » à ta question que se passera-t-il ? » L’intonation pouvait laisser penser que Martin crânait. Mais Frédéric ne s’y trompait pas. Martin flippait et il voulait connaître les conséquences d’une rébellion.
             -  Je ferai ce qu’un manager doit faire lorsqu’un de ses collaborateurs s’oppose en faits et en paroles à une exigence absolue, mais je n’anticipe pas ce que je ne désire pas. Car mon désir, c’est de poursuivre avec toi, mais pas dans n’importe quelle condition ! 
- Tu ne me vireras jamais ! De toute façon j’irai au prud’homme. Et en plus, vous ne pouvez pas vous passer de moi.
-  Martin, si un jour nous jugeons qu’il est nécessaire de se séparer d’un collaborateur, nous le ferons du mieux possible. S’il décide de nous poursuivre au prud’homme, il est parfaitement libre de le faire. Lorsque nous pensons être justes sur le fond et la forme, nous ne craignons pas les décisions des tribunaux. Et même si nous étions condamnés à payer des dommages et intérêts, nous savons que le montant sera toujours moins important que ce que coûte un collaborateur hors-jeu dans l’entreprise. 
    Sans toi la journée va être plus difficile, mais nous ne prenons pas le risque d’un accident pour une performance court terme. On ne va pas hypothéquer l’avenir de l’entreprise pour éviter une journée de galère. Ce serait un calcul lâche. Martin, le sujet n’est pas le licenciement mais ton positionnement. En fonction de celui-ci, nous ferons ce que nous devons faire. Chacun son job et ses responsabilités.  »
              -  Rien à foutre, demain je répondrai « non » à ta question à deux balles.
             -  Ok Martin. J’entends, mais je ne mémorise pas. Demain en revanche, je prendrai ta réponse comme étant définitive. Bonne réflexion. 
    Frédéric quitta la pièce en laissant Martin. Comme il l’avait prévu, il n’avait pas atteint l’intelligence de Martin. Toutes ses réactions immatures en étaient la preuve irréfutable. Martin, habituellement fin d’esprit s’était transformé en sumo durant l’entretien. Frédéric sait que rien ne vaut un nuit d’insomnie pour remettre un peu de bon sens dans un cerveau momentanément en vrille.
    Quelques minutes plus tard, le temps de reprendre un peu de constance, Martin quitta discrètement la salle de réunion puis l’entreprise. 
    Il n’était que 4h20 du matin. Martin ne voulait pas rentrer chez lui. Surtout, il ne le pouvait pas car sa femme lui demanderait des explications. Et ça, il n’y tenait pas du tout du tout du tout ! Alors, il resta dans sa voiture à écouter en boucle les journaux de France Info. Son esprit était tellement préoccupé par les évènements de son monde qu’il n’entendait, ni ne retenait les évènements du monde répétés en boucle par les journalistes…
    En fin de matinée, il décida d’aller s’enfermer dans une salle de cinéma. Il prit un billet pour le premier film programmé.  À 14h00 enfin, il rentra chez lui comme si de rien n’était. Martin oubliait juste une chose. La femme qui partageait sa vie depuis plus de 20 ans n’était pas une lapine de six semaines :
  • Ça ne va pas Martin ? 
  • Si si, ça va très bien ! », répondit Martin agressivement.
            -   Ok…donc ça ne va pas. Que se passe-t-il ? C’est au boulot ? 
    Dans les grandes lignes Martin expliqua la situation à sa femme, qui intelligemment se contenta de l’écouter. Il omit quelques détails dont il n’était pas très fier comme sa journée en voiture et au cinéma. En revanche, il prit son temps pour expliquer à sa femme que si on cherchait le manager le plus con in the world, il fallait arrêter les recherches. Frédéric méritait la palme bien loin devant son outsider.
            -   Martin ? Que vas-tu faire demain ? 
            -  Demain ? J’suis pas une fiote ! Je vais lui dire non, droit dans les yeux. Y m’fait pas peur, ce minable. En plus j’ai l’âge d’être son père ! 
            -  Martin…fais pas de conneries ! 
    Martin ne dormit pas. Sa journée de travail, le samedi, commençait à 8h00. Il arriva, chaussé de ses chaussures de sécurité, à 07h30. Lorsqu’il vit Frédéric garer sa moto, il se précipita vers lui :
-  Frédéric, j’ai besoin de te voir.
            - Tu me laisses deux minutes. Le temps de saluer les personnes présentes. Tu me rejoins dans mon bureau à moins le quart.
    Après un quart d’heure d’attente interminable, Martin frappa à la porte du bureau de Frédéric, qui lui fit signe d’entrer en se levant pour l’accueillir.
            -  Assieds-toi, Martin. Je t’écoute. 
             - La réponse est « oui ». J’arrête de jouer au con.
             - Martin, pour ce sujet très important, nous avons rendez-vous à 16h55 car je veux que tu profites vraiment de ton délai de réflexion. 
    Martin aurait tellement aimé que Frédéric accepte son « oui » ! Un besoin vital de se sentir léger, libre et en sécurité. Avec son « oui » dans sa poche et non pas dans celle de Frédéric, Martin se sentait comme un petit garçon. 
    16h55. Enfin ! Martin frappe à la porte de Frédéric, qui vient lui ouvrir. Manifestement, Frédéric ne veut pas perdre son temps ; il reste debout.
            - Martin, désires-tu continuer à travailler dans ce service en respectant les consignes fondamentales ? Oui ou non ?
            - Oui.
            - Martin, si ton oui ne s’incarne pas durablement dans tes actes, je saurai interpréter la situation et en tirer les conséquences. Je ne te reverrai pas une fois de plus. Bonne soirée.  
 Frédéric a ouvert la porte. Martin est sorti. 
    Deux ans ont passé, Martin n’a plus franchi la ligne. Lors de son dernier entretien annuel d’évaluation, Frédéric lui a proposé une mission complémentaire : l’accueil des intérimaires, des CDD et des nouveaux embauchés. Martin a accepté. Chaque mois, il anime une causerie sur le thème de la sécurité :
            - J’vous préviens, ici on joue pas au con avec la sécurité. Alors, c’que j’vais vous montrer, y’a pas à s’poser d’question, on l’fait tout le temps. Sinon, ça va dégager ! 
    Martin manque sans doute d’un peu de pédagogie dans l’art de passer les messages… Mais les messages semblent bien passer quand même ! 
    Et nous, avons-nous réfléchi à la manière dont nous pourrions gérer un collaborateur comme Martin ? Sommes-nous prêts à envisager l’exclusion lorsque, par des comportements hors-jeu à répétition, un collaborateur dégrade la performance et la cohésion de l’entreprise ? Sommes-nous toujours conscients du pouvoir d’attraction, pour certains collaborateurs, d’un « baron » qui a réussi à imposer ses règles à l’entreprise ? Sommes-nous pétris d’une certitude : exclure l’exclusion est la meilleure manière de fabriquer nos barons, envisager l’exclusion est le meilleur moyen de ne pas les créer ? 
    Et vous, qu’en pensez-vous ?    Bonnes réflexions.

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