jeudi 27 octobre 2016

Comment voulez-vous que je sache tout ça ?

Je ne peux plus y échapper. Je me suis engagé, à le faire « dans la semaine au plus tard, promis ma puce ». Ce samedi matin, c’était activité « grand ménage » à la maison. Sophie passait l’aspirateur, nos enfants …je ne me souviens plus mais sans aucun doute possible étaient-ils surinvestis sur une tâche essentielle. De mon côté, j’étais perché, pas très fier, en équilibre précaire sur le plateau de mon escabeau en bois, tentant de nettoyer les impostes vitrées des portes à plus de 4 mètres de haut.  
 
Pan ! 
 
Déséquilibré mais situation rétablie…je ne suis pas tombé ! c’est encore une énigme digne de figurer au générique du classement des « 20 plus grands mystères » sur TMC. 
Le bruit, claquant, est venu de l’aspirateur. Une semi-obscurité a suivi, résultante du disjoncteur qui a fait son travail. 
 
Vélocement mais prudemment, je descends de mon perchoir pour m’approcher de l’aspirateur, autour duquel je devine un nuage de fumée…Ce n’est pas EyjafjllajÖkull(1), mais quand même ! Le nuage est sonore…Kof kof…Kof kof… Ah ben, non ! Ce n’est pas un nuage parlant, mais Sophie qui essaie de survivre à l’invasion brutale des fines particules de poussières dans ses narines, sa gorge et ses poumons presque sains depuis qu’elle a arrêté de fumer, il y a 17 ans. Son regard belliqueux croise le mien et je décrypte que contrairement à ce que je pensais, j’étais beaucoup plus en sécurité dix secondes avant à quatre mètres de haut sur les 25 cm2 du plateau maculé de peinture rose, bleue, blanche, rouge, taupe… de l’escabeau, que sur la moquette des acariens, à un mètre de Sophie, légitimement furax. 
 
- Sombre abruti ! Je t’avais dit de jeter cette antiquité mortelle et d’aller acheter un aspirateur qui ne soit pas une menace probable pour la famille et plus encore pour celle qui l’utilise. Mais non, Môssieur a voulu bricoler et s’improviser réparateur d’aspirateur. « Ça doit pas être sorcier, tu vas voir, je vais le réparer et il repartira pour 20 ans ! Laisse faire MacGyver, j’ai trouvé des morceaux de fil électrique, j’arrange le bazar en aussi peu de temps qu’il le faut à nos enfants pour torpiller le frigo ». 
 
J’ai piteusement plaidé coupable et promis d’aller acheter un aspirateur top classe, dans « la semaine au plus tard...promis ma puce » « Si je mens, je vais chez ta mère » avais-je eu envie de rajouter, mais un fulgurant discernement m’avait permis de conclure que cette boutade n’était pas appropriée au contexte. 
 
C’est dingue comme une semaine passe vite quand on a une corvée à accomplir et qu’on la remet chaque jour au lendemain. 
 
Samedi matin, je me déguise en adulte responsable et j’entreprends courageusement d’aller acheter l’aspirateur promis. 
J’ai décidé de me rendre dès 09H00 chez « Pâtissier », chaîne incontournable de l’équipement de la maison, pour me débarrasser au plus vite de cette épreuve, en évitant la cohue. 
J’ai du bol, le magasin est presque désert et le rayon des aspirateurs est le premier en entrant. Incroyable ! Il y en a de toutes formes, couleurs et prix… pas moins de 80 modèles. J’en ai presque le vertige, comme lorsque j’étais perché sur mon escabeau. La dernière fois que j’avais vécu une semblable situation, c’était 18 ans plus tôt, lorsque j’avais dû aller acheter des couches pour ma fille, avant qu’on la ramène de la maternité.  
 
Immédiatement, je sens mon impuissance et mon incapacité à me sortir seul de ce traquenard. Heureusement, un vendeur est en vue, derrière sa console, tapant frénétiquement sur le clavier de son ordinateur. Je me dirige vers mon sauveteur d’un pas décidé et volontairement appuyé. Entendant les bruits de mes pas sur le faux parquet en plastique, l’homme à la veste sans manche orange et au badge « Guillaume à votre service ! » lève la tête :  
« Bonjour Monsieur, vous êtes mon sauveur, j’ai besoin de vous…il me faut un aspirateur et j’aimerai le…» 
Pas le temps de terminer ma phrase, Guillaume m’interrompt : « J’ai ce qu’il vous faut ! » déclare-t-il en souriant. 
Intérieurement, je reformule son propos « Nous avons plus de 80 références, nous allons certainement trouver aspirateur à votre mainPermettez-moi de vous poser quelques questions pour discerner le modèle le plus approprié à votre usage ». 
Raté, manqué, hors cible, au-dessus de la transversale, hors cadre… Je me suis planté. 
Il poursuit avec une sentence que Denis Brognart qualifierait « d’irrévocable ». Non susceptible d’appel. Définitive. Gravée dans le marbre :  
« C’est celui-ci qu’il vous faut ! » déclame-t-il en s’approchant d’un modèle bleu argenté.  
Je suis ravi, l’opération « achat aspirateur » va être rondement menée mais aussi et surtout admiratif de son don ! En me regardant un quart de dixième de seconde, il m’a lu aussi facilement que si mon front était la devanture lumineuse de l’OLYMPIA, avec écrit en lettres rouges de 50 centimètres : XBM 145 Ronento Tornado !  
Madame Irma a du souci à se faire…Guillaume va gagner beaucoup d’argent en se produisant dans les music-halls du monde entier. Je lui dirai, dès que notre affaire sera réglée. 
Et il poursuit : « Moteur quatre cylindres V8 activé par mousse expansive bio, origine Suisse helvétique, carrosserie en polycarbonate 7 millimètres, le même que celui utilisé par le NASA pour les casques des astronautes, résistant à une pression au millimètre carré de 5 barres soit l’équivalant du poids de 17 éléphants et une baleine bleue, vitesse de rotation de 179 km/h sur le programme 1, 218 pour le programme 2 et tenez-vous bien, 267 km/h pour le programme 3. Plus rapide que le TGV ! A cette vitesse, la poussière est aspirée aussi rapidement qu’une balle projetée par une carabine … ». 
Durant une seconde, j’ai espéré l’entendre dire à la manière des Inconnus et en caressant la bestiole : « Il existe en jaune de Damas, j’ai le même à la maison »(2). 
Mais non ! Il a enfin terminé. Je suis un peu déçu. 
 
 
Deux minutes vingt-huit secondes ! Sans reprendre sa respiration. En plus d’une carrière de devin, Guillaume sera retenu sans aucun doute pour le grand bleu 2. Il est épuisé, presque haletant… Je m’inquiète pour sa récupération, mais à tort. Il enchaîne avec un immense sourire : « C’est bon, vous le prenez ? ». 
J’apprécie son courage pour conclure sa vente. Il évite le ô combien désastreux « Je vous laisse réfléchir » que les prospects reçoivent de manière subliminale comme « Barrez-vous, barrez-vous tant qu’il est encore temps. L’aspirateur est 25% moins cher sur Internet ! et en plus notre SAV est désastreux ». 
 
Et bien non, je ne le prends pas…A moins que…A moins que…Dans mon cerveau tordu est en train de naître une petite vengeance bien innocente. Il m’a soûlé de paroles, de caractéristiques techniques auxquelles je n’ai rien compris…A mon tour … 
 
« On peut dire que vous connaissez vos produits. Bravo, vous m’avez soû… impressionné. Vais-je l’acquérir me demandez-vous ? Oui si… Si vous êtes capable de répondre à la moitié des questions que je vais vous poser. » 
 
« C’est un jeu ? Vous êtes marrant vous. Genre Question pour un champion ou des trucs de vieux comme ça ? Vous savez, rapport à la culture gé, c’est pas mon fort. Mais je suis joueur allez on y va, pour une fois qu’il y a un client marrant ! » 
 
Client ? Tu es optimiste Guillaume. Pour le moment, simple prospect. 
 
« Allez, je pose toutes les questions aussi vite que vous m’avez déballé votre argumentaire et ensuite je vous laisse le temps de répondre. Prêt ?» 
« Banco ! » 
« C’est parti ! Je vis dans un appartement ou une maison ? Si c’est une maison, plain-pied ou à étage ? Le sol : moquette, carrelage, parquet ancien, lino…Un peu de tout ? Un jardin, pas de jardin ? Si jardin, devant la porte d’entrée, c’est de la terre, de la pelouse, du gravier, du macadam ? Cet aspirateur, je veux l’acheter pour en avoir un de plus ou pour remplacer celui que j’utilise actuellement…A moins que ce soit pour combler un manque ? Et d’ailleurs celui que j’utilise actuellement, c’est quelle marque ? En suis-je satisfait ou pas ? Qui passe l’aspirateur chez moi… Ma femme, l’un de mes trois enfants, les trois, moi, tout le monde ? Ai-je une préférence pour certains critères : sac/sans sac ? Couleur ? Quel budget j’envisage d’investir dans cet achat ? » 
 
Durant ma litanie l’expression du visage de Guillaume est passé de souriante à dubitative, de dubitative à incrédule, d’incrédule à interrogative, d’interrogative à déstabilisée pour terminer par une expression qui à ce jour ne figure dans aucun catalogue … 
 
Guillaume a eu besoin de plus de temps cette fois-ci pour récupérer. Après dix bonnes secondes, il a balbutié : « Comment voulez-vous que je sache tout ça ? » 
 
« En me le demandant Guillaume, en me le demandant » lui ai-je répondu avec un sourire que je voulais bienveillant. « Bon, vous l’avez en noir votre aspirateur de compétition ? » 
 
Le noir était disponible. Je l’ai acheté. Non pas pour faire plaisir à Guillaume, mais parce la plaisanterie avait assez duré et que je ne m’imaginais pas rentrer les mains videsdevant Sophie 
 
Guillaume a eu de la chance. Cette fois-ci ! Tant mieux, il était vraiment sympa.  
 
Mais nous vendeurs, combien de ventes manquons-nous, car nous pensons connaître nos clients et savoir pour eux ce qu’ils veulent ? Trop souvent, nous les abordons sans leur offrir un temps d’écoute, pour cerner leur besoin, leur motivation, leur chemin tabou…L’écoute est essentielle  pour connaître le monde de notre client et donc pour faire des propositions pertinentes ? Combien de fois, ne prenons-nous pas le temps de poser des questions pour avoir une précision sur un sujet juste effleuré par le prospect ou parfois même omis, avec le risque de proposer une solution, un service, un produit parfaitement décalé avec le désir du client. Et donc, de recevoir en retour un « non » poli, pas toujours définitif, mais inutile et rendant la poursuite de la vente plus complexe. Et quand bien même, nous aurions un don de divination avéré, écouter un client initialement, c’est aussi le reconnaître et lui donner à son tour l’envie de nous écouter lorsqu’il sera temps pour nous de lui dire « Parfait, aux regards des éléments que vous m’avez fourni, j’ai deux propositions à vous faire ! ». L’écoute lui donnera aussi l’énergie d’envisager un itinéraire bis lorsque nous ne serons pas en mesure de lui proposer au millimètre ce qu’il recherche : une caractéristique absente, une puissance suffisante mais un peu en deçà de son envie, un délai de livraison plus long que ce qu’il espérait, un prix plus élevé que le budget annoncé... 
 
Et vous qu’en pensez-vous ? 
Bonnes réflexions. 
 
 
 

 
(1) Volcan islandais dont l'éternuement a provoqué un sacré bazar durant quelques semaines notament dans le trafic aérien.
 
     
                                                                  Rémi ARAUD
                                                                 06 37 69 20 19

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