Habituellement, Margaux prépare sa valise le
dimanche soir avec beaucoup moins d’entrain. Plusieurs fois dans l’année, son
poste de directrice informatique l’oblige à passer une semaine dans les
filiales du groupe. Pour être d’attaque le lundi matin à 9H00, un départ la
veille s’impose. Curieusement, ce dimanche, Margaux prépare sa valise avec
légèreté et légèrement… D’habitude, lors de ses départs, sa petite amie, Estelle,
doit secouer Margaux pour qu’elle se prépare …Et systématiquement, elles
partent en retard en direction de la gare, Estelle se contentant d’un rapide
baiser, avant que Margaux ne descende de la voiture arrêtée en double file,
récupère sa valise et coure comme une kényane pour ne pas manquer son train. Mais
ce dimanche, Margaux est très en avance. Ce départ, ce n’est ni pour la gare,
ni pour le travail mais pour l’aéroport et Ibiza. Cette semaine en Espagne n’a
pas pour objectif de fiabiliser le système informatique d’une nouvelle filiale,
mais de fêter une année exceptionnelle pour cette start-up, créée il y a huit ans.
Pour fêter l’explosion du chiffre d’affaires, la direction a su se montrer
généreuse : une semaine à Ibiza pour les 55 collaborateurs ! « Open bar every day and night during all the
trip ! » précisait le mail d’invitation.
Estelle n’adore pas l’idée de savoir Margaux une semaine à Ibiza sans elle.
Bien sûr, elle lui fait totalement confiance, mais lors de dîners auxquels les
conjoints ont été conviés, Estelle a remarqué que les employés de Topinformat
répondaient très majoritairement à ce portrait-robot : femme, entre 25 et
35 ans, sportive, drôle et très célibataire … et plutôt libérée, à en croire
les récits que les unes et les autres ont racontés. Alors, oui…Estelle
s’inquiète. Margaux semble pressée de commencer cette semaine de réjouissances
et les 54 participantes lui semblent être autant de tentatrices potentielles
auxquelles résister pourrait être difficile. Durant le trajet en voiture, elle
ne peut s’empêcher de lui poser la question qui trahit son angoisse :
« Margaux…pas de bêtise, hein ? »
Margaux prend quelques secondes avant de
répondre : « Non, non, ne t’inquiète pas, ça devrait aller ».
Estelle n’aime ni le silence entre sa
question et la réponse de Margaux, ni son « non, non » qu’elle comprend
plus comme un « non…sauf si… ». Elle déteste aussi l’emploi du
conditionnel qui n’est pas le temps utilisé lorsqu’on est décidé à ne pas
laisser l’espace d’une feuille de papier cigarette entre nos intentions et nos
actes…
Si elle en avait la possibilité, Estelle mettrait
tout en œuvre pour empêcher le départ de Margaux…mais aucune idée ne se
présente à elle pour l’annuler. Alors, elle dépose Margaux, en essayant de
faire bonne figure devant ses collègues et en se montrant particulièrement
proche et amoureuse pour envoyer clairement le message : « Pas
touche, elle est à moi ! ».
« J’espère
que ces pimbêches ne sont pas seulement des expertes du langage HTML mais décodent
aussi le langage des signes et qu’elles ont un soupçon de moralité »,
pense-t-elle.
Puis elle regagne sa voiture, assez
pessimiste quant à la nature humaine.
Le vendredi soir, Estelle arrive très en
avance à l’aéroport pour accueillir Margaux. Très en avance, et très très
anxieuse. Durant la semaine, elle a tenté de la joindre régulièrement…en se
canalisant pour ne pas paraître trop insistante. La messagerie de Margaux s’est
montrée beaucoup plus disponible que sa propriétaire… Alors, Estelle a laissé
des messages qu’elle espérait guillerets. Deux fois, Margaux a rappelé et
justifié son indisponibilité par un réseau capricieux : « Ça doit
venir de l’opérateur espagnol », et par des journées durant lesquelles
« Finalement on bosse pas mal, en fait », ce qui permettait
d’écourter la conversation.
Après une heure d’attente angoissée, Margaux
apparaît enfin… Regard éteint, traits tirés, démarche mollassonne…Sa valise, si
légère au départ, semble avoir pris du poids tant Margaux peine à la trainer.
La semaine a dû être bien remplie…De travail…ou plus probablement de tequila et
boîte de nuit. Très longues nuits,
sûrement…
Estelle accueille Margaux avec un sourire
inquiet. Elle fait tout son possible pour sembler naturelle devant le groupe et
rire aux réflexions des unes, aux anecdotes des autres.
Dans la voiture, et après avoir pris
quelques nouvelles, Estelle ne résiste pas : « Margaux, tu as été
sage ? »
Incapable de mentir, Margaux se contente de
répondre, en tournant la tête vers l’extérieur : « Oui, oui…globalement
… ».
La discussion qui suivit leur appartient…
À ce jour, nous ne savons pas si le couple Estelle/Margaux
existe toujours.
Qui d’entre nous, dans un contexte
équivalent, passionnément amoureux et investi dans la relation, n’aurait pas compris
le sens caché d’un « Oui, oui ça devrait aller » et plus encore d’un
« Oui, oui…globalement » ?
Personne,
évidemment !
Mais dans la vie professionnelle, combien de
fois laissons-nous passer ces petits mots qui cachent une foultitude
d’informations :
- « Monsieur, je compte sur vous
pour m’envoyer le règlement avant vendredi »
- « Oui, oui pas de souci, vous devriez
le recevoir sans problème ».
Et
nous raccrochons, contents de l’engagement de notre client et rassurés quant à
la réception certaine du chèque.
Et si nous avions creusé un peu, qu’aurions-nous
appris ? Essayons :
- « Je devrais le recevoir ? C’est
à dire ? »
- « Disons qu’avec les grèves, on n’est
sûr de rien ! » ou bien « Il faut que le directeur
financier signe le chèque et actuellement, il est rarement là », ou encore
« Si la logistique me confirme que la commande reçue est bien conforme à
leur demande, alors oui, je vous envoie le chèque ».
Et en management ?
- « C’est bon pour toi Benoît ? Tout
est clair ? »
- « Oui, oui… à priori pas de
souci »
- « Génial alors, bon boulot… Je
passerai en fin de journée voir comment tu t’en sors »
En fin de journée, lors de son passage, le
manager constatera que Benoît est bloqué dans les starting-blocks :
- « Benoît, ça n’avance pas très
vite ! Que se passe-t-il ? »
- « Ben, je galère parce que je ne
maîtrise pas PowerPoint. D’habitude, je travaille avec Word ! »
Naturellement, nous trouverons le temps de
faire ce que nous aurions fait si nous avions eu l’information plus tôt…Avec
trois heures de perdues et probablement un échange pas très agréable avec
Benoît :
- « Mais tu ne pouvais pas me le
dire plus tôt ? »
- « Facile à dire, t’es toujours à
la bourre ! »
- « Toujours est-il qu’on vient de
perdre une journée ! » etc, etc…
On rembobine la bande et on se retrouve huit
heures plus tôt :
- « C’est bon pour toi
Benoît ? Tout est clair ? »
- « Oui, oui… à priori pas de
souci »
- « A priori, c’est à dire ? »
- « Ben ouais, euh…à priori si
PowerPoint est assez intuitif car je n’ai jamais utilisé ce logiciel ».
Que serait-il advenu si nous avions relancé
ces réponses dissonantes ? Nous serions passés de situations obscures à des situations
plus éclairées, nous permettant ainsi de mieux les gérer.
Écouter vraiment nécessite une discipline et
un peu d’observation.
Une discipline pour ne pas interrompre celui
qui s’exprime et de l’observation pour repérer les dissonances verbales.
En
les relançant, nous gagnerons beaucoup de temps en sécurisant, précisant,
modifiant une consigne, un plan d’action, une attente client…
Parfois nous serons embarrassés, découvrant
une situation compliquée et difficile à résoudre. Mais il vaut mieux la mettre
le plus vite possible à jour et pouvoir la gérer avant qu’elle ne devienne
encore plus compliquée !
Et vous,
qu’en pensez-vous ?
Bonnes
réflexions.
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