vendredi 18 septembre 2015

« Madame la Commissaire est-ce bien utile de vous montrer votre bureau ? »


Blandine est une jolie femme de 24 ans. Pas très grande et fluette. Son mètre 56, elle l’assume : « Des talons ? Pour me grandir ? Et pourquoi ne pas me maquiller pour me vieillir en plus ! ». Sans accessoire féminin, Blandine parvient cependant à incarner une belle image de la féminité. L’allure générale, son sourire, sa démarche, son intonation de voix sont si « femme » que des artifices en pâtes colorées pour les lèvres, les joues, les yeux, le cou; des vernis multicolores pour sa corne et des échasses pour ses chaussures ne feraient que camoufler et abimer sa féminité naturelle.

Blandine n’est pas seulement jolie. Elle est intelligente. Et sacrément bosseuse. Elle est arrivée largement en tête de sa promotion d’élèves commissaires de Police. A 24 ans, elle « sort » major de St Cyr -pas l’école militaire, mais celle formant les futurs commissaires de Police…A St Cyr au Mont d’Or à 10 kilomètres de Lyon -. Derrière elle, 135 autres lauréats, dont deux tiers de gars, parfois grands, souvent costauds mais toujours vexés d’être surpassés par le plus petit gabarit de l’école. Une fille, en plus !

Blandine a pu choisir la première le lieu de son affectation. C’est le privilège de la winneuse. Elle n’a pas froid aux yeux et une bonne dose de folie… Ou de sagesse. Elle ira policer au commissariat de sécurité publique de Lovaniac, dans le Marbouc*.

Pas flic pour rien, elle s’est renseignée :

-  280 fonctionnaires.

- Moyenne d’âge 48 ans

- 4 fonctionnaires sur 5 sont syndiqués

- Un sur 12 possède un mandat lui conférant l’immunité.

- Un taux d’absentéisme qui à sa lecture suggère plus spontanément la température d’une piscine surchauffée.

- Des indicateurs de performances qui ne traduisent que de la non performance : le taux de délinquance est parti respirer en altitude alors que le taux de résolution des enquêtes est allé faire un stage de plongée sous-marine.

- Et cherry on the cake, depuis 6 mois, le commissariat n’a plus de chef. En deux ans, trois commissaires se sont succédés. L’un est resté 8 mois…puis a disparu du jour au lendemain…Une promotion soudaine, sans un mot d’explication…et sans communiquer sur la-dîtes promo. De quoi affoler les esprits policiers encore en marche et rallumer la machine  à cancans des flics désabusés. Un autre est semble-t-il arrivé sobre. Quelques mois plus tard, il était hospitalisé pour une sévère addiction à l’alcool. Sa bouteille d’Evian manifestement n’en contenait pas. Le matin, la bouteille était pleine. Beaucoup moins à 18h00. Le dernier c’est donné la mort***. Entre midi et deux. En tenue officielle. Dans son bureau. Sans une explication. Mais chacun a compris le message subliminal. Depuis, il n’a pas été remplacé. Les commandants et lieutenants, sous le choc, gèrent comme ils peuvent et le mieux possible le commissariat et les 150 fonctionnaires. Ils sont 14 braves gars à tenter de donner un semblant d’organisation à ce qui peu à peu est devenu un bazar…Il faut bien le constater, faute d’un référent indiscutable capable d’exiger, de trancher et de décider….rien n’est géré.

Blandine aime la Police et sa mission – protéger les personnes et les biens – et n’accepte pas qu’un vaisseau de cette importance soit ballotté en fonction du sens où souffle le vent le plus puissant. Un lundi matin, l’ouragan sera le préfet survolté, le lendemain, un commandant particulièrement en verve, le surlendemain, une association d’habitants revendicatifs ! Blandine veut tenir fermement le gouvernail pour faire avancer l’embarcation en direction du cap qu’elle veut atteindre dans trois ans. L’image du commissariat à construire est très claire dans son esprit. Chaque jour, il s’agira de réduire l’écart entre l’état des lieux actuels et le chef d’œuvre policier qu’elle veut bâtir. A 24 ans, grâce à ses étés à diriger des moniteurs de colo, puis à ses stages dans des commissariats, elle sait qu’une addition de talents dispersés n’a jamais fait une équipe et encore moins de la performance mais plutôt un goubliboulga d’individualités cherchant plus à se servir qu’à servir. Et Blandine veut servir les personnes vivant un jour – les touristes - ou une vie – les administrés -sur le secteur de son commissariat. Idéalement en leur offrant de la sécurité…et à défaut en permettant à la justice de réparer en mettant à sa disposition les suspects des délits et crimes.

Quelques jours avant sa prise de fonction, le secrétariat du préfet a fait parvenir au commissariat de Lovaniac, une note d’information, signifiant l’arrivée de Madame la Commissaire Truchet **** et la certitude du préfet quant à l’excellent accueil que chaque fonctionnaire saurait lui réserver. A la lecture de cette missive, affichée sur le tableau « INFOS à LIRE », nombreux sont ceux qui ont gloussé et ricané. Les propos fatalistes – on l’appellera PPH entre nous, Passera Pas l’Hiver- ont alterné avec les propos machistes – Une femme pour diriger des bonhommes. Elle va s’faire croquer M’dame la Commissaire ! ». Et encore…la circulaire ne précisait pas l’âge de Blandine Truchet…Si en plus ils savaient que le Ministère leur envoyait un bébé commissaire, quelques côtes se seraient brisées faute de fous-rires incanalisables.

Lundi 9 septembre 2013, Blandine se rend seule au commissariat. Tellement heureuse que ce ne soit pas une énième rentrée des classes – il y en a eu 21 depuis la petite maternelle…en même temps, si elle n’avait pas redoublée sa seconde, elle aurait pu se contenter d’une vingtaine - mais une rentrée dans la vraie vie. Seule , car quelques jours avant, elle a reçu un mail d’un chef de service lui expliquant que malgré tout l’enjeu que représentait son arrivée dans le commissariat dévasté, il avait d’autres choses tellement plus importantes à faire –sans les nommer…secret défense- et qu’il était certain qu’elle comprendrait son désistement, mais que bien naturellement, il restait disponible par mail et que si  nécessaire son assistante se ferait un plaisir de prendre les messages téléphoniques. Blandine a souri en lisant le mail : Il m’aurait encombré. Je préfère être seule que mal accompagnée. Je le connais, il aurait joué à être mon père. Et être infantilisée devant mes gaillard, non merci : « Je vous présente Blandine Truchet…elle a terminé major…Je compte sur vous pour bien l’accueillir et lui montrer où se trouve la machine à café… ». Finalement, c’est très bien qu’il ait des choses tellement plus importantes à faire.  A l’accueil du Commissariat, Blandine s’adresse à l’agent d’accueil. Elle montre patte blanche en lui présentant la lettre de mission signée du Préfet et demande à rencontrer le Commandant de permanence. L’étonnement qu’elle lit en 4 par 3 dans les yeux de l’agent d’accueil, lui rappelle illico ce que sa Maman lui disait il y a encore deux jours : « Ce n’est pas un métier pour une fille. Et si jeune en plus ». L’agent d’accueil demande à Nadine –une adjointe de sécurité – de le remplacer quelques instants. Dix minutes plus tard, il revient avec le Commandant Renard et quelques lieutenants et autres gradés. Bien qu’avertis par Laurent Michaud –l’agent d’accueil - du phénomène de foire qu’elle semble incarner, le Commandant Renard et sa troupe parviennent à dissimuler leur étonnement aussi bien que les garçons de ma génération parvenaient à planquer Playboy dans leur chambre. Le Commandant Renard est un flic bien élevé. Il a le sens de la hiérarchie et tartinera Blandine de Madame La Commissaire. Ses adjoints se transformant en écho amusé. Manière subtile de lui faire comprendre que pour l’instant elle n’est qu’un chef dans l’organigramme, une nomination à laquelle ils doivent se soumettre. Le jour où ils l’appelleront « Patron », alors là, oui ! Le Commandant et les  150 fonctionnaires seront prêts à mouiller le gilet par balle pour elle.

Dans la salle de pause, Blandine expose son souhait, pardon son exigence, quant aux premières journées dans le commissariat. Se présenter collectivement aux fonctionnaires, afin de se faire connaître et qu’on la laisse circuler librement dans les lieux, puis de dire quelques mots sur son emploi du temps des prochaines semaines : Ne rien faire, juste observer, prendre connaissance de l’héritage –des actifs avant tout, du passif peut-être -, rencontrer individuellement chaque fonctionnaire – hé oui…150 – pour les écouter sur…ce qu’ils voudront bien lui dire et dans quelques semaines les rencontrer à nouveau collectivement pour faire un bilan de ses observations et entretiens puis proposer un plan de route. Elle demande donc aux commandants et lieutenants de s’organiser pour lui permettre de rencontrer les fonctionnaires par groupe de 10 à 20 durant une quinzaine de minutes afin de ne pas désorganiser le commissariat en monopolisant tous les fonctionnaires en même temps. Le commissariat ne ferme jamais, il faut laisser un peu de monde sur le terrain. Evidemment, elle viendra également la nuit pour cette réunion de présentation…elle s’adaptera à la réalité de la vie du commissariat…

10h00. Blandine est devant la salle de réunion. Sa première réunion…Les premiers fonctionnaires de police arrivent en procession silencieuse. Blandine salue chacun individuellement. Elle s’est entrainée lors de stage « Prise de poste » avec les autres élèves :  Bonjour suivi du grade, un regard qui tient celui de l’interlocuteur –attention ne pas baisser les yeux…même pas peur Blandine, même pas peur - et un léger sourire pour ne pas sembler agressive…mais pas trop large pour ne pas donner l’impression d’être dans le registre de la séduction. Petit laïus de remerciement, quelques mots sur son émotion du moment et deux trois informations quant à sa manière de prendre la responsabilité du commissariat durant les premières semaines.

Ouf, tout s’est passé, Blandine n’a rien oublié. Les fonctionnaires ont écouté. Avant de les renvoyer à leur poste, Blandine en bonne communicante leur demande : « Avez-vous des questions ? ». Silence dans la salle. Blandine prend le temps d’écouter ce silence. Intérieurement, elle compte lentement jusqu’à 20. Le temps pense-t-elle, nécessaire pour que sa proposition soit réellement reçue comme un vrai désir d’écoute plutôt qu’une proposition pour la forme.

« Madame La Commissaire, est-ce bien utile de vous montrer votre bureau ? »

Les rires fusent…Sacré JP ! JP c’est Jean-Pierre…53 ans. Chaque matin il arrive en proclamant à voix haute un chiffre. C’est le nombre de jours de travail le séparant de la quille. Ce matin : 734 ! Ça  baisse…Lorsqu’il a commencé son décompte, il avait 32 ans. Une sotte histoire de refus de congé l’avait tellement dégouté que depuis ce jour, il avait promis de ne faire que le strict minimum. En homme de parole, il tient les promesses faciles. Un matin, il était arrivé en clamant : 4938 ! La première proclamation d’une longue série. Et chaque soir, invariablement, il quittait le Commissariat en hurlant : « Une de tirée ». Puis, englué dans sa fierté, il rajoutait « Je parle d’une journée de travail ». Parfois, il avouait avoir rêvé de rencontrer Patrick Sébastien et de se faire débaucher pour qu’il lui écrive des textes. JP était convaincu qu’il aurait été un fin auteur de sketch et ça le rendait heureux. A l’écoute matinale de son compte à rebours, les tous nouveaux souriaient, les anciens soupiraient. Jean-Pierre avait raison. Blandine n’avait pas pris possession de son bureau. L’information avait vite circulé dans le commissariat. Etonnant quand même ! Un commissaire plus empressé de rencontrer ses équipes que d’aller se rassurer sur les m2 de son bureau, la nature du sol, le nombre de fenêtres, la hauteur sous plafond et l’exposition. Ça avait surpris. Mais Blandine avait oublié d‘être idiote. Elle avait perçue l’ironie de la question et la remarque subliminale : « Les derniers ne sont restés que quelques mois, est-ce que ça vaut vraiment le coup de vous installer ? ». Le sourire satisfait de JP, ne laissait aucun doute. La question n’avait rien de bienveillant, ni même l’expression d’une inquiétude par un fonctionnaire angoissé par les départs successifs et si difficiles. Il voulait se payer la tête de Blandine. Inspirée, Blandine s’avança vers lui, en se frayant un chemin à travers les autres fonctionnaires, pour rejoindre JP, mollement assis sur un radiateur, machouillant vachement un chewing gum. Elle avait décidé de la faire sortir de la forêt.

Durant 10 secondes, dans un silence flippant, elle le regarda droit dans les yeux. Dès la troisième seconde, JP pour reprendre un peu d’assurance, avait détourné son regard en ricanant bêtement et en implorant sublimalement ses camarades de lui venir en aide. Les camarades étaient restés sourds à l’appel de JP.

« Gardien de la Paix, je me suis présentée à vous, vous n’avez pas eu l’occasion de vous présenter à moi. Je vous écoute »

« Gardien de la Paix Sanchez »

« Gardien de la Paix Sanchez tenez-vous droit…Et répétez votre question ! »

« Non, non c’est bon »

« Non, non c’est bon, Commissaire ! Et il n’y a pas de « non, non, c’est bon ». Pour la dernière fois, répétez votre question »

« Non mais en fait…c’est parce que… » Puis baissant le regard et la voix : « On doit vous montrer votre bureau ? »

« Merci Gardien de la Paix Sanchez. Y-at-il parmi les personnes présentes, une ou plusieurs qui souhaiteraient également me poser cette question ? »

Silence pesant…Manifestement, personne ne souhaite poser la « JPS’s question » !

« Parfait. Puisque personne en dehors du Gardien Sanchez ne souhaite me poser cette question, je ne vous retiens pas. Je vous souhaite une excellente journée. Quant à vous Gardien Sanchez, j’ai une information à demander au Lieutenant Girard… Restez dans le couloir, je suis à vous dans trois minutes »

Trois minutes plus tard, Blandine Truchet sort de la salle de Réunion. JP a disparu. Comme un délinquant profitant de l’inattention du fonctionnaire en charge de le garder. Renseignement pris, Blandine apprend par la personne affectée à l’accueil et n’ayant pas participé à la réunion que « JP a couru pour prendre son poste au rond-point de la nationale…Même que ça m’a drôlement étonné. Je ne savais pas qu’il savait courir. Encore moins pour aller bosser ! ».

Deux fonctionnaires sont missionnés pour aller récupérer JP sur son rond-point. « Avec les menottes s’il n’obtempère pas » croit bon de préciser Blandine. Vingt minutes plus tard, JP Sanchez est devant Blandine, dans la salle de réunion. Pas trop fiérot d’ailleurs, Môssieur JPS.

« Je suis ravi de vous revoir Gardien Sanchez. Et heureuse de constater avec quel zèle, vous investissez votre mission de sécurité publique. Pour autant, je vous avais demandé de m’attendre. Vous aviez un jocker pour un délit de fuite. Vous l’avez cramé. Plus de jocker avant..avant…avant jamais. Plus de jocker. Vu le nombre d’informations entendues depuis mon arrivée, ma mémoire sature. C’était quoi votre question déjà ? Et pas de pudeur de jeune fille. Répondez ! »

« Doit-on vous montrer votre bureau Madame la Commissaire ? »

« Ah oui, c’est ça ! Pourquoi cette question ? »

« …… »

« Gardien Sanchez, une règle entre nous…A l’ avenir, n’utilisez jamais l’occasion d’une réunion, d’un rituel collectif, pour me poser une question que vous n’auriez pas le courage de me poser en privé. Suis-je claire où dois-je développer ».

« Très clair Patronne ! »

« Parfait…Montrez-moi moi mon bureau Gardien Sanchez ! »

 

La prise de poste est une période difficile pour chaque manager. Quelque soit la situation : On manage ses anciens collègues ou des inconnus…On est beaucoup plus jeune…ou plus vieux…On a de l’autorité de compétence…ou aucune…On récupère une équipe en échec – il va falloir les faire réussir – ou une équipe en réussite – il va falloir que je fasse perdurer la performance-, j’ai été choisi parmi cinq manager potentiels…il va falloir que je prouve très vite à mon boss, qu’il a bien fait de me choisir…

 

La prise de poste ne permet pas de gagner le tournoi. Juste de se qualifier pour le second tour. Mais bien souvent que d’obstacles à franchir et de piège à éviter : aller trop vite, tout changer, baisser l’exigence ou l’augmenter brutalement, ne pas prendre le temps de la rencontre, gérer l’ancien manager encore dans l’entreprise et parfois à la limite de l’ingérence… Si nous donnions à chacun de nos futurs managers en situation de prise de poste toutes les chances de réussite par une préparation millimétrique ?

Qu’en pensez-vous ? 

*Le prénom a été changé…comme dans les vrais comptes rendu journalistiques.

**Cette anecdote étant absolument authentique, « Blandine » a demandé à ce que le lieu ne soit pas dévoilé…Et comme on ne veut pas de problème avec la Police, on s’exécute ! Et on invente un joli nom de ville.

***Malheureusement et tragiquement vrai.

**** Le nom aussi a été modifié. Etonnant, non ?

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