Blandine est une jolie femme de 24 ans.
Pas très grande et fluette. Son mètre 56, elle l’assume : « Des
talons ? Pour me grandir ? Et pourquoi ne pas me maquiller pour me
vieillir en plus ! ». Sans accessoire féminin, Blandine parvient
cependant à incarner une belle image de la féminité. L’allure générale, son
sourire, sa démarche, son intonation de voix sont si « femme » que
des artifices en pâtes colorées pour les lèvres, les joues, les yeux, le cou;
des vernis multicolores pour sa corne et des échasses pour ses chaussures ne
feraient que camoufler et abimer sa féminité naturelle.
Blandine n’est pas seulement jolie. Elle
est intelligente. Et sacrément bosseuse. Elle est arrivée largement en tête de
sa promotion d’élèves commissaires de Police. A 24 ans, elle « sort »
major de St Cyr -pas l’école militaire, mais celle formant les futurs
commissaires de Police…A St Cyr au Mont d’Or à 10 kilomètres de Lyon -.
Derrière elle, 135 autres lauréats, dont deux tiers de gars, parfois grands,
souvent costauds mais toujours vexés d’être surpassés par le plus petit gabarit
de l’école. Une fille, en plus !
Blandine a pu choisir la première le lieu
de son affectation. C’est le privilège de la winneuse. Elle n’a pas froid aux
yeux et une bonne dose de folie… Ou de sagesse. Elle ira policer au
commissariat de sécurité publique de Lovaniac, dans le Marbouc*.
Pas flic pour rien, elle s’est renseignée :
- 280
fonctionnaires.
- Moyenne d’âge 48 ans
- 4 fonctionnaires sur 5 sont syndiqués
- Un sur 12 possède un mandat lui conférant
l’immunité.
- Un taux d’absentéisme qui à sa lecture
suggère plus spontanément la température d’une piscine surchauffée.
- Des indicateurs de performances qui ne
traduisent que de la non performance : le taux de délinquance est parti
respirer en altitude alors que le taux de résolution des enquêtes est allé
faire un stage de plongée sous-marine.
- Et cherry on the cake, depuis 6 mois,
le commissariat n’a plus de chef. En deux ans, trois commissaires se sont
succédés. L’un est resté 8 mois…puis a disparu du jour au lendemain…Une
promotion soudaine, sans un mot d’explication…et sans communiquer sur la-dîtes
promo. De quoi affoler les esprits policiers encore en marche et rallumer la
machine à cancans des flics désabusés.
Un autre est semble-t-il arrivé sobre. Quelques mois plus tard, il était
hospitalisé pour une sévère addiction à l’alcool. Sa bouteille d’Evian
manifestement n’en contenait pas. Le matin, la bouteille était pleine. Beaucoup
moins à 18h00. Le dernier c’est donné la mort***. Entre midi et deux. En tenue
officielle. Dans son bureau. Sans une explication. Mais chacun a compris le
message subliminal. Depuis, il n’a pas été remplacé. Les commandants et
lieutenants, sous le choc, gèrent comme ils peuvent et le mieux possible le
commissariat et les 150 fonctionnaires. Ils sont 14 braves gars à tenter de
donner un semblant d’organisation à ce qui peu à peu est devenu un bazar…Il
faut bien le constater, faute d’un référent indiscutable capable d’exiger, de
trancher et de décider….rien n’est géré.
Blandine aime la Police et sa mission –
protéger les personnes et les biens – et n’accepte pas qu’un vaisseau de cette
importance soit ballotté en fonction du sens où souffle le vent le plus puissant.
Un lundi matin, l’ouragan sera le préfet survolté, le lendemain, un commandant
particulièrement en verve, le surlendemain, une association d’habitants
revendicatifs ! Blandine veut tenir fermement le gouvernail pour faire
avancer l’embarcation en direction du cap qu’elle veut atteindre dans trois
ans. L’image du commissariat à construire est très claire dans son esprit.
Chaque jour, il s’agira de réduire l’écart entre l’état des lieux actuels et le
chef d’œuvre policier qu’elle veut bâtir. A 24 ans, grâce à ses étés à diriger
des moniteurs de colo, puis à ses stages dans des commissariats, elle sait
qu’une addition de talents dispersés n’a jamais fait une équipe et encore moins
de la performance mais plutôt un goubliboulga d’individualités cherchant plus à
se servir qu’à servir. Et Blandine veut servir les personnes vivant un jour –
les touristes - ou une vie – les administrés -sur le secteur de son
commissariat. Idéalement en leur offrant de la sécurité…et à défaut en
permettant à la justice de réparer en mettant à sa disposition les suspects des
délits et crimes.
Quelques jours avant sa prise de
fonction, le secrétariat du préfet a fait parvenir au commissariat de Lovaniac,
une note d’information, signifiant l’arrivée de Madame la Commissaire Truchet
**** et la certitude du préfet quant à l’excellent accueil que chaque
fonctionnaire saurait lui réserver. A la lecture de cette missive, affichée sur
le tableau « INFOS à LIRE », nombreux sont ceux qui ont gloussé et
ricané. Les propos fatalistes – on l’appellera PPH entre nous, Passera Pas
l’Hiver- ont alterné avec les propos machistes – Une femme pour diriger des
bonhommes. Elle va s’faire croquer M’dame la Commissaire ! ». Et encore…la
circulaire ne précisait pas l’âge de Blandine Truchet…Si en plus ils savaient
que le Ministère leur envoyait un bébé commissaire, quelques côtes se seraient
brisées faute de fous-rires incanalisables.
Lundi 9 septembre 2013, Blandine se rend
seule au commissariat. Tellement heureuse que ce ne soit pas une énième rentrée
des classes – il y en a eu 21 depuis la petite maternelle…en même temps, si
elle n’avait pas redoublée sa seconde, elle aurait pu se contenter d’une
vingtaine - mais une rentrée dans la vraie vie. Seule , car quelques jours
avant, elle a reçu un mail d’un chef de service lui expliquant que malgré tout
l’enjeu que représentait son arrivée dans le commissariat dévasté, il avait
d’autres choses tellement plus importantes à faire –sans les nommer…secret
défense- et qu’il était certain qu’elle comprendrait son désistement, mais que
bien naturellement, il restait disponible par mail et que si nécessaire son assistante se ferait un
plaisir de prendre les messages téléphoniques. Blandine a souri en lisant le
mail : Il m’aurait encombré. Je préfère être seule que mal accompagnée. Je
le connais, il aurait joué à être mon père. Et être infantilisée devant mes
gaillard, non merci : « Je vous présente Blandine Truchet…elle a
terminé major…Je compte sur vous pour bien l’accueillir et lui montrer où se trouve
la machine à café… ». Finalement, c’est très bien qu’il ait des choses
tellement plus importantes à faire. A l’accueil du Commissariat, Blandine
s’adresse à l’agent d’accueil. Elle montre patte blanche en lui présentant la
lettre de mission signée du Préfet et demande à rencontrer le Commandant de
permanence. L’étonnement qu’elle lit en 4 par 3 dans les yeux de l’agent
d’accueil, lui rappelle illico ce que sa Maman lui disait il y a encore deux
jours : « Ce n’est pas un métier pour une fille. Et si jeune en plus ».
L’agent d’accueil demande à Nadine –une adjointe de sécurité – de le remplacer
quelques instants. Dix minutes plus tard, il revient avec le Commandant Renard
et quelques lieutenants et autres gradés. Bien qu’avertis par Laurent Michaud
–l’agent d’accueil - du phénomène de foire qu’elle semble incarner, le
Commandant Renard et sa troupe parviennent à dissimuler leur étonnement aussi
bien que les garçons de ma génération parvenaient à planquer Playboy dans leur
chambre. Le Commandant Renard est un flic bien élevé. Il a le sens de la
hiérarchie et tartinera Blandine de Madame La Commissaire. Ses adjoints se
transformant en écho amusé. Manière subtile de lui faire comprendre que pour
l’instant elle n’est qu’un chef dans l’organigramme, une nomination à laquelle
ils doivent se soumettre. Le jour où ils l’appelleront « Patron »,
alors là, oui ! Le Commandant et les
150 fonctionnaires seront prêts à mouiller le gilet par balle pour elle.
Dans la salle de pause, Blandine expose
son souhait, pardon son exigence, quant aux premières journées dans le
commissariat. Se présenter collectivement aux fonctionnaires, afin de se faire
connaître et qu’on la laisse circuler librement dans les lieux, puis de dire
quelques mots sur son emploi du temps des prochaines semaines : Ne rien
faire, juste observer, prendre connaissance de l’héritage –des actifs avant
tout, du passif peut-être -, rencontrer individuellement chaque fonctionnaire –
hé oui…150 – pour les écouter sur…ce qu’ils voudront bien lui dire et dans
quelques semaines les rencontrer à nouveau collectivement pour faire un bilan
de ses observations et entretiens puis proposer un plan de route. Elle demande
donc aux commandants et lieutenants de s’organiser pour lui permettre de
rencontrer les fonctionnaires par groupe de 10 à 20 durant une quinzaine de
minutes afin de ne pas désorganiser le commissariat en monopolisant tous les
fonctionnaires en même temps. Le commissariat ne ferme jamais, il faut laisser
un peu de monde sur le terrain. Evidemment, elle viendra également la nuit pour
cette réunion de présentation…elle s’adaptera à la réalité de la vie du
commissariat…
10h00. Blandine est devant la salle de
réunion. Sa première réunion…Les premiers fonctionnaires de police arrivent en
procession silencieuse. Blandine salue chacun individuellement. Elle s’est
entrainée lors de stage « Prise de poste » avec les autres élèves :
Bonjour suivi du grade, un regard qui tient celui de l’interlocuteur –attention
ne pas baisser les yeux…même pas peur Blandine, même pas peur - et un léger
sourire pour ne pas sembler agressive…mais pas trop large pour ne pas donner
l’impression d’être dans le registre de la séduction. Petit laïus de
remerciement, quelques mots sur son émotion du moment et deux trois informations
quant à sa manière de prendre la responsabilité du commissariat durant les
premières semaines.
Ouf, tout s’est passé, Blandine n’a rien
oublié. Les fonctionnaires ont écouté. Avant de les renvoyer à leur poste,
Blandine en bonne communicante leur demande : « Avez-vous des
questions ? ». Silence dans la salle. Blandine prend le temps
d’écouter ce silence. Intérieurement, elle compte lentement jusqu’à 20. Le
temps pense-t-elle, nécessaire pour que sa proposition soit réellement reçue
comme un vrai désir d’écoute plutôt qu’une proposition pour la forme.
« Madame La Commissaire, est-ce bien
utile de vous montrer votre bureau ? »
Les rires fusent…Sacré JP ! JP c’est
Jean-Pierre…53 ans. Chaque matin il arrive en proclamant à voix haute un
chiffre. C’est le nombre de jours de travail le séparant de la quille. Ce
matin : 734 ! Ça baisse…Lorsqu’il
a commencé son décompte, il avait 32 ans. Une sotte histoire de refus de congé
l’avait tellement dégouté que depuis ce jour, il avait promis de ne faire que
le strict minimum. En homme de parole, il tient les promesses faciles. Un matin,
il était arrivé en clamant : 4938 ! La première proclamation d’une
longue série. Et chaque soir, invariablement, il quittait le Commissariat en
hurlant : « Une de tirée ». Puis, englué dans sa fierté, il
rajoutait « Je parle d’une journée de travail ». Parfois, il avouait
avoir rêvé de rencontrer Patrick Sébastien et de se faire débaucher pour qu’il
lui écrive des textes. JP était convaincu qu’il aurait été un fin auteur de
sketch et ça le rendait heureux. A l’écoute matinale de son compte à rebours, les
tous nouveaux souriaient, les anciens soupiraient. Jean-Pierre avait raison.
Blandine n’avait pas pris possession de son bureau. L’information avait vite
circulé dans le commissariat. Etonnant quand même ! Un commissaire plus
empressé de rencontrer ses équipes que d’aller se rassurer sur les m2 de son
bureau, la nature du sol, le nombre de fenêtres, la hauteur sous plafond et
l’exposition. Ça avait surpris. Mais Blandine avait oublié d‘être idiote. Elle
avait perçue l’ironie de la question et la remarque subliminale :
« Les derniers ne sont restés que quelques mois, est-ce que ça vaut
vraiment le coup de vous installer ? ». Le sourire satisfait de JP,
ne laissait aucun doute. La question n’avait rien de bienveillant, ni même l’expression
d’une inquiétude par un fonctionnaire angoissé par les départs successifs et si
difficiles. Il voulait se payer la tête de Blandine. Inspirée, Blandine
s’avança vers lui, en se frayant un chemin à travers les autres fonctionnaires,
pour rejoindre JP, mollement assis sur un radiateur, machouillant vachement un
chewing gum. Elle avait décidé de la faire sortir de la forêt.
Durant 10 secondes, dans un silence
flippant, elle le regarda droit dans les yeux. Dès la troisième seconde, JP
pour reprendre un peu d’assurance, avait détourné son regard en ricanant
bêtement et en implorant sublimalement ses camarades de lui venir en aide. Les
camarades étaient restés sourds à l’appel de JP.
« Gardien de la Paix, je me suis
présentée à vous, vous n’avez pas eu l’occasion de vous présenter à moi. Je
vous écoute »
« Gardien de la Paix Sanchez »
« Gardien de la Paix Sanchez
tenez-vous droit…Et répétez votre question ! »
« Non, non c’est bon »
« Non, non c’est bon, Commissaire !
Et il n’y a pas de « non, non, c’est bon ». Pour la dernière fois,
répétez votre question »
« Non mais en fait…c’est parce
que… » Puis baissant le regard et la voix : « On doit vous
montrer votre bureau ? »
« Merci Gardien de la Paix Sanchez.
Y-at-il parmi les personnes présentes, une ou plusieurs qui souhaiteraient
également me poser cette question ? »
Silence pesant…Manifestement, personne ne
souhaite poser la « JPS’s question » !
« Parfait. Puisque personne en
dehors du Gardien Sanchez ne souhaite me poser cette question, je ne vous
retiens pas. Je vous souhaite une excellente journée. Quant à vous Gardien
Sanchez, j’ai une information à demander au Lieutenant Girard… Restez dans le
couloir, je suis à vous dans trois minutes »
Trois minutes plus tard, Blandine Truchet
sort de la salle de Réunion. JP a disparu. Comme un délinquant profitant de
l’inattention du fonctionnaire en charge de le garder. Renseignement pris,
Blandine apprend par la personne affectée à l’accueil et n’ayant pas participé
à la réunion que « JP a couru pour prendre son poste au rond-point de la
nationale…Même que ça m’a drôlement étonné. Je ne savais pas qu’il savait
courir. Encore moins pour aller bosser ! ».
Deux fonctionnaires sont missionnés pour
aller récupérer JP sur son rond-point. « Avec les menottes s’il
n’obtempère pas » croit bon de préciser Blandine. Vingt minutes plus tard,
JP Sanchez est devant Blandine, dans la salle de réunion. Pas trop fiérot
d’ailleurs, Môssieur JPS.
« Je suis ravi de vous revoir Gardien
Sanchez. Et heureuse de constater avec quel zèle, vous investissez votre
mission de sécurité publique. Pour autant, je vous avais demandé de m’attendre.
Vous aviez un jocker pour un délit de fuite. Vous l’avez cramé. Plus de jocker
avant..avant…avant jamais. Plus de jocker. Vu le nombre d’informations
entendues depuis mon arrivée, ma mémoire sature. C’était quoi votre question
déjà ? Et pas de pudeur de jeune fille. Répondez ! »
« Doit-on vous montrer votre bureau
Madame la Commissaire ? »
« Ah oui, c’est ça ! Pourquoi
cette question ? »
« …… »
« Gardien Sanchez, une règle entre
nous…A l’ avenir, n’utilisez jamais l’occasion d’une réunion, d’un rituel
collectif, pour me poser une question que vous n’auriez pas le courage de me
poser en privé. Suis-je claire où dois-je développer ».
« Très clair Patronne ! »
« Parfait…Montrez-moi moi mon bureau
Gardien Sanchez ! »
La prise de poste est une période
difficile pour chaque manager. Quelque soit la situation : On manage ses
anciens collègues ou des inconnus…On est beaucoup plus jeune…ou plus vieux…On a
de l’autorité de compétence…ou aucune…On récupère une équipe en échec – il va
falloir les faire réussir – ou une équipe en réussite – il va falloir que je
fasse perdurer la performance-, j’ai été choisi parmi cinq manager potentiels…il
va falloir que je prouve très vite à mon boss, qu’il a bien fait de me choisir…
La prise de poste ne permet pas de gagner
le tournoi. Juste de se qualifier pour le second tour. Mais bien souvent que d’obstacles
à franchir et de piège à éviter : aller trop vite, tout changer, baisser l’exigence
ou l’augmenter brutalement, ne pas prendre le temps de la rencontre, gérer l’ancien
manager encore dans l’entreprise et parfois à la limite de l’ingérence… Si nous
donnions à chacun de nos futurs managers en situation de prise de poste toutes
les chances de réussite par une préparation millimétrique ?
Qu’en pensez-vous ?
*Le prénom a été changé…comme dans les vrais comptes rendu
journalistiques.
**Cette anecdote étant absolument authentique, « Blandine »
a demandé à ce que le lieu ne soit pas dévoilé…Et comme on ne veut pas de
problème avec la Police, on s’exécute ! Et on invente un joli nom de
ville.
***Malheureusement et tragiquement vrai.
**** Le nom aussi a été modifié. Etonnant, non ?
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